Le "second procès de Rennes" en 1906

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Sept ans après le procès d’Alfred Dreyfus à Rennes

Le 19 mars 1906, trois officiers du 47e régiment d’infanterie sont jugés par le conseil de guerre de la 10e région militaire de Rennes suite à l’inventaire des biens de l’église de Saint-Servan. Les trois inculpés comparaissent devant le Conseil de guerre de Rennes pour avoir refusé « de faire agir la force à ses ordres après avoir été légalement requis par l’autorité civile ». Moins connu que celui d’Alfred Dreyfus, ce procès met en lumière une justice militaire qui, en fait, se révèle éminemment politique. Se déroulant dans les lieux mêmes où est jugé Dreyfus, ce « second procès de Rennes » rappelle la place prépondérante de l’Armée au cours du divorce entre l’Église et l’État.

Hors du commun est également le jugement rendu par le Conseil de guerre siégeant à Rennes, décision venant clore un procès à bien des égards exceptionnel, tant par la qualité des prévenus – trois officiers du 47e régiment d’infanterie jugés suite à leur conduite lors de l’inventaire des biens de l’Église de Saint-Servan – que par sa médiatisation et sa finalité.

Les inventaires… avec difficultés

L’application de la loi du 9 décembre 1905, instaurant la séparation de l’Église et de l’État, entraînant les inventaires des biens d’Église, nécessite une logistique importante. En Ille-et-Vilaine, les inventaires concernent 383 églises, 20 chapelles, 373 presbytères et un temple protestant. Il s’agit donc d’une opération d’ampleur, lourde et mobilisant des moyens exceptionnels. À Rennes, le préfet fait arrêter pendant les inventaires la circulation des tramways. Dans son arrondissement, le sous-préfet de Saint-Malo estime qu’inventorier les biens des églises nécessite une force armée considérable. Des incidents sont relevés partout. À Balazé, près de Vitré, l’agent des domaines doit renoncer à procéder à l’inventaire de l’église du fait des manifestants armés de perches, de gourdins, de pavés… et de ruches d’abeilles. L’hostilité est telle que les forces de l’ordre sont dans l’incapacité d’installer les barrages qui permettraient le déroulement des opérations dans des conditions de sécurité acceptables. À Lescouët, près de Montauban-de-Bretagne, l’église est défendue contre les inventaires à l’aide « de herses, de tonneaux pleins de matière fécale, de ruches d’abeilles ». À Irodouer, près de Montfort-sur-Meu, 400 personnes entourent l’église barricadée. Le 20 février 1906, les inventaires de la cathédrale de Saint-Malo et de Notre-Dame Auxiliatrice à Rocabey se sont déroulés dans une ambiance lourde, devant une foule réprobatrice. À chaque fois, devant le refus des curés d’ouvrir les portes, les détachements du 47e RI envoyés sur place sont obligés d’employer la force pour que la loi du 9 décembre 1905 puisse être appliquée. À Dinard et à Cancale, la situation est en revanche telle que devant l’hostilité de la foule, le receveur des contributions chargé de l’inventaire préfère reculer.

À Saint-Servan, les officiers refusent d’obéir

Après une succession d’incidents de plus en plus graves et dépassant le cadre de la simple « querelle » va se dérouler, à huit heures dans la matinée du 23 février 1906, l’inventaire de l’église de Saint-Servan. En accord avec le sous-préfet, l’ordre général du 17 février 1906 prescrit qu’à Saint-Malo, lors des inventaires des biens des églises « les troupes seront en capote, sac vide. Elles ne prendront ni cartouches, ni campement, ni outil à l’exception de la cisaille à main qui entre dans la dotation de chaque compagnie. » Les correspondants de l’Ouest-Eclair et du Nouvelliste de Bretagne et le directeur du Salut, le correspondant du Républicain couvrent l’événement. Dès 4h30 du matin, le II/47e RI cerne la place de l’église de Saint-Servan et les rues adjacentes, alors désertes. Au bout de trois heures d’attente pour les fantassins, une foule compacte commence à s’agglomérer autour des barrages de la troupe. Une délégation composée du sous-préfet de Saint-Malo, du commissaire spécial adjoint Gérard et du sous-inspecteur des domaines Morin – faisant office de receveur de l’enregistrement – s’avance vers la grande porte de l’église de Saint-Servan et est accueillie par le chanoine Desrées, curé, entouré de ses vicaires, demande qu’on lui ouvre les portes. Sans surprise, le curé refuse et lit une protestation qu’il termine en requérant l’inspecteur d’insérer sa protestation au procès-verbal. Après un délai d’une heure qui lui avait été accordé pour qu’il ouvre la porte de son église, le commissaire se tourne vers le commandant Héry, chef du II/47e RI, pour que celui-ci procède à l’ouverture de la porte. Il reçoit alors une réquisition écrite de la main du sous-préfet de Saint-Malo : devant le nouveau refus du curé, l’officier se retourne vers les autorités civiles, lit les articles 114 et 234 d’un code de justice militaire qu’il sort de sa poche et déclare refuser d’obéir à cette réquisition, la considérant comme illégale. Le capitaine Cléret de Langavant avance et de reçoit, à sa demande, une réquisition en son nom, des mains du sous-préfet, ce qui nécessite un petit quart d’heure supplémentaire. Il la lit, fait procéder une nouvelle fois aux sommations réglementaires puis déclare refuser d’obéir.

Relevé immédiatement de son commandement et placé aux arrêts de rigueur par le Général Davignon. Joseph Cléret de Langavant est remplacé à la tête du II/47e RI par le capitaine Charles Spiral qui, lui aussi demande une réquisition en son nom propre – ce qui entraîne un nouveau délai d’une quinzaine de minutes, et refuse d’obéir.

Un retentissement national

Dès le soir du 23 février, un « très vif incident » implique à la Chambre Adolphe Messimy et le député de Saint-Malo Robert Surcouf. Élu de la Seine, Messimy faisant explicitement référence au 47e régiment d’infanterie, interroge le gouvernement à propos de ces « actes d’indiscipline commis par des officiers au cours des inventaires en Bretagne et qui sont de nature à porter atteinte à la dignité et à l’honneur de l’armée », proclamation nourrie d’applaudissements en provenance de la gauche de l’hémicycle. Faisant front commun avec son collègue qui, comme lui a voté la loi du 9 décembre 1905, Robert Surcouf profite de l’occasion qui lui est donnée pour accuser « le parti réactionnaire et le clergé », responsables de ces « tristes faits ». Le 25 février Le Temps relate l’affaire, en se basant sur des articles de la presse d’Ille-et-Vilaine. Sur une colonne, en seconde page, les moindres détails de la journée du 23 sont exposés. Dans Le Figaro l’affaire de Saint-Servan est traitée par le correspondant particulier du journal à Rennes et placée en tête de la rubrique « L’Inventaire dans les départements » avec un traitement tout aussi sobre de cette information que celui opéré par Le Temps. En revanche La Croix présente les trois officiers du 47e RI comme les « victimes d’une infâme politique intérieure, politique maçonne, jacobine et sectaire jusqu’à la cruauté barbare ».

Le ministère de la Guerre adresse à l’agence de presse Havas un communiqué indiquant que le général commandant le 10e corps d’armée a infligé au commandant Héry et aux capitaines Cléret de Langavant et Spiral les arrêts de forteresse et a prescrit d’établir contre eux une plainte en Conseil de

Ouest-Eclair du 20 mars 1906

Un procès à charge, mais des peines minimes…

Le procès se déroule à Rennes dans la matinée du 19 mars 1906 devant le Conseil de guerre de la 10e région militaire, dans la salle des fêtes du Lycée de Rennes nommé aujourd’hui lycée Émile Zola en l’honneur de l’auteur de J’accuse, devant une assistance principalement composée d’une centaine de curieux, de femmes d’officiers, de journalistes dépêchés pour l’occasion et d’avocats. Le service d’ordre est assuré par une compagnie du 41e RI. Les officiers accusés disposent d’une solide expérience professionnelle puisque le plus jeune des trois inculpés comptabilise vingt années de service (Charles Spiral), le plus ancien trente (Louis Héry). Les trois officiers choisissent le même défenseur inscrit au barreau de Rennes, Me Jenouvrier. Le général de division Henry Davignon, 60 ans, dispose d’un indéniable prestige, comme en atteste son grade de commandeur de la Légion d’honneur mais l’impartialité des jurés n’est pas – au-delà même de leurs convictions philosophiques – sans poser de question car plusieurs ont une proximité certaine avec l’accusation, mais aussi avec les prévenus. En effet, quelques-uns servent déjà depuis un certain nombre d’années au sein de la 10 e région militaire et ont donc nécessairement eu l’occasion de rencontrer les trois accusés.

Louis Héry ne refuse pas d’obéir à ses supérieurs hiérarchiques mais à une réquisition qu’il juge illégale. En fait, cette affaire est instruite uniquement à charge, la question soulevée au procès étant moins celle de la culpabilité des trois officiers du 47e régiment d’infanterie que celle de la peine à leur infliger. La crise des inventaires est encore assez vive et la réaffirmation de la puissance de l’institution militaire nécessite la restauration du dogme de son infaillibilité, ce qui est incompatible avec la mise en question de la légalité de la réquisition du 23 février 1906.

À la question de savoir si les accusés sont coupables « d’avoir, le 23 février 1906, à Saint-Servan, étant commandants de la force publique, refusé de faire agir la force à [leurs] ordres après en avoir été légalement requis par l’autorité civile », les juges répondent à la majorité – cinq voix contre deux – par l’affirmative. Par ailleurs, considérant la relation d’autorité entre le commandant Héry et les capitaines Cléret de Langavant et Spiral, le Conseil de guerre accorde à ces deux derniers des circonstances atténuantes. En conséquence, le commandant Héry est condamné à un mois de prison, les capitaines Cléret de Langavant et Spiral à un jour, peines majorées des frais envers l’État (89,67 F) mais, compte-tenu de la virginité des casiers judiciaires des trois officiers, les peines sont assorties d’un sursis.

…Qui satisfont tout le monde, sauf les officiers

L'Ouest-Éclair prend acte du jugement mais, bien que fidèle aux institutions, exprime toutefois une certaine proximité bienveillante avec les condamnés. La Croix indique que ce procès doit décider « non pas seulement de l’honneur de trois officiers, mais de celui de l’armée ». Sitôt la nouvelle connue, François Bazin s’intéresse pour Le Salut aux conséquences politiques de ce jugement, non sans verser dans l’antisémitisme : « C’est une fatalité ; mais les verdicts des Conseils de guerre, et plus particulièrement ceux du Conseil de guerre de Rennes, ont le don de ne pas faire la joie des patriotes de la juiverie parlementaire. À peine connu à la Chambre, le verdict d’hier menaçait d’y soulever un incident de gouvernement. M. Jaurès, qui réclamait jadis avec tant d’impunité l’acquittement d’un traître, s’est naturellement indigné d’un verdict qui ne condamne pas à la peine de mort – au minimum – trois officiers coupables d’avoir refusé de procéder au crochetage d’une porte d’église » Pour le pouvoir, le verdict est exemplaire. Cette dimension tient bien évidemment à la qualité des condamnés, trois officiers disposant de très bons états de service. Mais ce jugement a aussi valeur d’exemple en ce qu’il est clairement un signal lancé aux autres officiers. D’un point de vue mémoriel, l’écho du « martyr » de ces trois officiers dont la carrière est brisée nette par cette décision de justice demeura très faible en dehors de quelques cercles catholiques.

Références

http://enenvor.fr/eeo_revue/numero_1/le_deuxieme_proces_de_rennes_trois_officiers_du_47e_regiment_d_infanterie_devant_le_conseil_de_guerre.html#_