Quand nourrir rimait avec mourir

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Quand nourrir rimait avec mourir peut être le nom d'une affaire d'infanticides en série, celle d'une euthanasie ordinaire des enfants abandonnés pratiquée sans état d'âme, rien ne permettant par ailleurs d'en estimer le caractère exceptionnel dans le royaume.

Abandons d'enfants, désordres nouveaux ou anciens ?

En 1781 et 1782, Rennes s'émeut du sort des enfants dits enfants batards parce que nés de relations éphémères, de la prostitution, de relations inadmissibles socialement. Les bruits qui se répandent, les étonnements qui se multiplient, les interrogations qui prennent consistance, finissent par mettre en branle la justice, particulièrement en la personne du procureur du roi au présidial de Rennes. Les témoins, des voisins surtout, indisposés des cris incessants, confirment d'abord un fond de négligence des nouveaux-nés confiés aux nourrices, négligence cependant qui reste du registre de l'imaginable, le sort éphémère des enfants illégitimes étant assez bien connu. Mais rapidement, le tableau que dressent ces dépositions concordantes, atteint une autre dimension, absolument celle des temps les plus noirs qui soient, toutes époques confondues. De la banale misère, on passe ainsi à l'affliction née du constat inévitable que décidément le sort s'acharne impitoyablement et spécialement sur les plus faibles et les plus privés de toute défense.

Les ignominies que cherche à éclaircir la justice ne sont pourtant le fait que de quelques personnes, quelques femmes de très basse condition et dont le comportement ne semble appeler que la réprobation de ses contemporains. Dix personnes subissent un décret pour être interrogées, principalement les nourrices auxquelles trois-quatre sages-femmes confient les enfants aussitôt baptisés. S'il y a comme un réseau, au moins des liens habituels et de longue durée, son environnement lui est défavorable, personnes d'autre n'y trouvant le moindre avantage. La ville n'est pas complice des souffrances infligées délibérément et sans mauvaise conscience dans ses faubourgs : ce n'est que le désintérêt ordinaire pour ces enfants (êtres les moins estimables qui soient) et la misère à tout point de vue de certaines femmes qui ont amené à ces dérèglements répétés assimilables à des meurtres, des infanticides routiniers donc. La principale mise en cause est une alcoolique au dernier degré ! Et puis, amoindrissant la souffrance physique, le poids de la religion porte chacun à se soucier davantage du destin dans l'au-delà de ces pauvres êtres, savoir s'ils ont bien été baptisés, et qu'ils soient par conséquent inhumés à une place digne dans le cimetière, celui de la paroisse Saint-Hélier pour la plupart.

Le sordide est favorisé par un certain caractère clandestin des placements, justifiés par des complications liées à la tranquillité des familles, à "l'ordre social"... Ainsi Perrine Lamsaint, 71 ans, veuve de Jean Michel Bassac, dit Duval, buraliste et sage femme, rue aux Foulons, est "Interrogée si en qualité de sage femme [depuis environ cinquante ans], elle a un livre de marque ? - Repond que non par le danger qu'il y aurait d'inscrire sur ce registre le nom des femmes ou filles qui viennent accoucher chez elle. - Observe à l'interrogée qu'elle devrait cependant avoir un registre pour y inserer les noms des nourices auxquelles elle remettait des enfants batards, ou le jour où elle s'en etait dechargée en les plaçants à l'hopital."

Toute la société est pourtant concernée, les enfants embarrassants naissant sous toutes les conditions ! Les milieux aisés apparaissent aux deux extrémités du système : en entrée, les enfants subissent à peu de choses près le même sort quelle que soit l'origine, l'argent donné ou exigé pour améliorer leur ordinaire n'ayant guère d'efficacité ; en sortie, il semble que des enfants, parmi les survivants, soient envoyés à Paris - âgés d'au moins deux mois - pour satisfaire des besoins non identifiés, mais pouvant être ceux de personnes fortunées...


Tout sauf du lait !

Une réponse suffit à récapituler l'essentiel de ce propos : "Interrogée si surprise une fois à donner une soupe de pain noir à un enfant frais né, sur ce qu'on luy representa qu'elle pechait mortellement, elle ne repondit pas que les sages femmes lui disaient qu'elle pouvait faire manger des pierres à ces enfants."

Ici, s'ouvre le panorama glacial des propos abjects et des actes criminels qui s'unissent dans un jeu de procédés abominables, ceux d'une criminalité établie, c'est-à-dire occulte et organisée. On sait pourtant que le Mal, mis en pleine lumière, trouve toujours des justifications au moins partielles, des voies de retour rapide vers la rassurante et banale médiocrité. Ces éléments apparaissent dans certains interrogatoires, du genre : On ne me disait pas leur âge, je leur donnais de la bouillie ! avec le classique refus d'assumer une responsabilité : "des enfants batards confiés par des sages femmes à laditte Dujardin, qui lui dit un jour que ces mêmes sages femmes qu'elle ne lui nomma pas, luy recommandaient de nourir ces pauvres enfants le plus mal possible afin de les faire périr plutôt."

Un des premiers soupçons de la justice est de savoir si la même femme ne prend pas plusieurs enfants en même temps : elle est censée les allaiter ! Aucune réponse ne vient pourtant nourrir cette préoccupation assez théorique vu ce qui suit...

Les nourrices interrogées n'allaitent en fait jamais les enfants ! Peut-être en est-il autrement dans les communes voisines ? Heureux alors s'ils reçoivent quelque chose surtout s'il est donné avec un minimum de bienveillance ! La plupart doit savoir s'adapter le plus rapidement possible à la traditionnelle bouillie de blé noir, seul aliment bon marché et couramment disponible dans le foyer. Dans ces conditions, peu alimenté et sans soin, le nouveau-né, même sain, meurt d'épuisement au bout de ses cris (jour et nuit) et de sa dénutrition, son calvaire entretenu deux ou trois semaines par quelques apports de lait de vache. Il est pourtant notoire qu'il est "impossible que ces malheureuses victimes puissent resister" aux aliments solides à "l'action trop forte".

"Interrogée quelle nouriture elle donnait aux enfants batards pour les substanter ? Repond qu'elle leur donnait du lait de vache ["par le moyen formé par cet usage" autre interrogatoire] et de la bouillie de froment. Interrogée combien elle prenait à la fois de ces enfans à nourir ? Repond qu'elle en a eu quelque fois deux ensembles. Interrogée quel prix elle prenait par chaques de ces enfans, et si quand ils etaient morts, elle en donnait avis aux personnes qui l'en avaient charges ? Repond qu'elle prenait par chaques enfants batards six francs par mois [deux fois], quelques fois cent sols ; qu'elle ne manquait pas d'avertir de leur mort ; qu'aussitot on luy faisait passer l'extrait baptistaire de l'enfant qui etait remis au curé de la paroisse de Saint Helier qui faisait enterrer l'enfant, remettait ensuite l'extrait baptistaire, et prenait trante quatre sols pour l'enterrement qui luy etaient payés par les sages femmes." ["extrait baptistaire qui lui avait été confié avec l'enfant" autre interrogatoire].

Euthanasie active, les grands moyens

Même mort, l'enfant reste parfois embarrassant, une des nourrices disant qu'après l'intimidant froncement de sourcil (en quelque sorte) du recteur étonné de tant de décès, elle s'est contentée de mettre les cadavres dans une barrique. Encore heureux que vivants et morts ne partagent pas trop longtemps le même berceau ! Que de soucis, pour quatre à six livres par mois et par enfant, un mois au moins acquis quoiqu'il arrive !

Un soupçon criminel précise certaines intentions infanticides : "Interrogée si elle ne dit pas à cette nourice qu'il ne fallait que lui donner des groux ? - Conteste les faits et l'interrogat. Interrogée si cette nourice lui ayant dit qu'elle ne s'en fust jamais chargés si elle eut peu prevoir qu'on lui eut recommandé une si mauvaise nouriture, l'interrogée ne repondit pas que le pere et la mere de cet enfant etaient en proces et qu'ils attendaient la mort de l'enfant pour que le proces d'entr'eux se termina plutot. - Conteste..."

Il est temps alors de faire entrer en scène le grand acteur de ces drames : microscopique et sournois pourtant, l'acteur microbien, dans sa forme vénérienne ou gangrèneuse ! Même bien intentionnée la sage-femme ne sait pas quoi faire des enfants dont personne ne veut a priori, nouveaux-né parfois appelés par une bizarrerie de la langue "enfants gâtés" (comme des fruits sont gatés) !

"Repond que c'etait pour les nourir [et non les allaiter] attendu que ces enfants etaient tous infectés de virus veneriens.".

"Interrogée si c'était ou pour alaiter ces enfants de leur lait ou pour les nourir qu'elle les plaçait ainsy chez les nourices ? - Repond qu'ayant la plus grande difficulté ou pour mieu dire etant impossible de trouver des nourices qui consentissent à donner leur sein à ces enfants par la crainte qu'elles avaient de recevoir par cette communication des maladies dangereuses, elle les donnait à des femmes qui les nouricaient avec du lait de vache.".

Les inculpées sont unanimes sur le délabrement des enfants, tôt ou tard ! "... les autres sont morts d'un mal qu'elle ne saurait deffinir, et qui se declarait le plus ordinairement par la pouriture du nombril, du bas du ventre et de l'anus.". "... les enfants étaient tous attaqués d'un vilain mal ; que leur corps etait couvert de boutons, que leur nombril [et] leur nez rendait de la pouriture.". au moins trois fois. "... parce qu'ils etaient gaté et le corps couvert de villainie.".

Mais, dernier degré de l'intention infanticide et du morbide, la nature n'étant probablement pas assez expéditive, des sages-femmes semblent avoir appris à leur donner les décisifs coups de pouce - au propre et au figuré - qui ôtent les dernières chances de vie. Les toutes premières dépositions font état de sévices infligés avant même que la nourrice ait l'enfant en main ! "... s'il était vray que les sages femmes avaient la criminelle habitude de tordre la verge des enfants qu'elles avaient coutume de mettre à la nourice ; que cette dernière leur repondit qu'oui, et leur fit même voir il y a environ quinze à seize mois, la verge d'un enfant extraordinnairement noir...". "... ajoute la deposante avoir entendu dire par l'enfant de la Dujardin que les sages femmes pressaient si fort les nombrils des enfans qu'ils en devenaient noirs".

Il faut entendre cependant une des inculpés, celle qui proteste le plus de son innocence en toute fin d'instruction : "... conteste et dit que la verge des enfants empreints de virus leur pourit ainsy que le scrotum ; que les parties naturelles des filles pourissent de même, mais qu'elle n'a jamais vu la verge des enfants comprimés.". "... Tout le monde sçait que ces fruits de la prostitution sont ou infectés de maladies veneriennes ou nés de meres que la honte de porter des enfants engage à user de breuvages propres à etouffer dans leur sein même le germe de leur faiblesse ou de leur debauche. Elle rappelle ensuite que personne n'a été vu pressant les nombrils ou tordant les verges (les filles ayant d'ailleurs le même destin.),

Sa requête du 27 mai 1782 fait donc état de breuvages abortifs et fait ainsi transition avec les dépositions évoquants ni plus ni moins des empoisonnements, réalisés au moyen de liquides et réservés probablement aux enfants les plus encombrants pour leurs géniteurs. "... ce qui a toujours fait penser à la deposante que cette domestique de laditte Duval avait empoisonné l'enfant.". (15 livres la bouteille de poison) "... elle avait laissé un de ces enfans seul avec cette sage femme, qu'elle le retrouva à son retour expirant et qu'ayant demandé à laditte Duval ce qu'elle avait fait à cet enfant pendant son absence, cette dernière lui avait repondu que cela ne la regardait pas.".

Tout ça pour ça ?

Les dépositions et interrogatoires sont complétés par une investigation rétrospective sur les cinq années passées et à l'échelle de la ville : "Je demande donc que vous ordonniez à toutes personnes qui se sont chargés, depuis les cinq ans derniers, de batards nouveaux nés, de me les représenter sous un mois, ou de me justifier de leur existence ou de leur décès." François Anne Louis Philippe de Tronjolly. Ordonnance du dix mars 1781 rendue par le siège royal de police. Un examen des registres paroissiaux des dix paroisses de la ville, de 1776 à 1780, est ordonné le 24 mars 1782 suite à la remontrance de Nicolas Yves Borie, procureur du roi au présidial, soucieux de "verifier la mauvaise conduite ... de ces nourrices bizarres...". Aucun traitement de ce volume de données n'a été ordonné et nulle synthèse ne se trouve dans le dossier ! Quelle vérification a pu en être tirée ?

La conclusion judiciaire de cette affaire reste bien mince : sont requis l'humiliation et le fouet pour une des inculpés, comme cela se fait assez régulièrement sur la place des Lices, principalement pour des vols. L'agitation, toute relative, produite par cette enquête a pu déranger temporairement certaines des concernées ; rien ne laisse penser que cessent par la suite les agissements indignes puisqu'il n'est rien proposé pour en réduire les causes. On remarquera enfin qu'aucun des parents, aucune mère, n'est interrogé sur ce qu'il sait éventuellement de ce qu'il est advenu de son enfant : la procédure n'est pas adaptée à le recherche de témoins qui pourraient être nombreux à n'avoir rien de particulier à dire, ignorant tout du sort de leur progéniture.