Une tourterelle, témoin à charge
Alice Guihard, habite seule depuis 5 ou 6 ans au n° 13, rue Carnot, la villa Les Lilas. Ses deux enfants ont été éloignés d’elle. C’est une grande femme maigre, âgée de 43 ans, coquettement vêtue, voire excentriquement, aimant déambuler dans le centre et ne manquant pas d’attirer les regards curieux, ou moqueurs. Le lundi 17 novembre 1931, peu avant midi, un visiteur trouve porte close mais va entrer par l’arrière, la clé étant restée dans la serrure de la porte de la cuisine. Sans réponse à ses frappements, il entre et se trouve devant un horrible spectacle : un corps féminin recroquevillé, baignant dans le sang, le visage caché par une serviette qu’il découvre tuméfié, écrasé. C’est celui d’Alice Guihard. Le corps était froid.
Dès 14 heures, Jehan Tholomé, journaliste de l’Ouest-Eclair[1] est là, ainsi que magistrat, policiers et médecin légiste à pied d’œuvre qui vont conclure à un meurtre. La tenue de la femme est désordonnée et des, bagues, bracelets et colliers sont sur le sol. Sans doute la femme s’est âprement défendue. Le meurtrier s’est acharné sur sa victime. Toute la maison est en désordre. Dans la chambre d’Alice on découvre une valise contenant des papiers appartenant à un individu peu recommandable, sorti de prison il y a une quinzaine. Une enquête de voisinage révéla que la femme abritait Francis Boisseau, 28 ans, que celui-ci avait été vu pénétrant dans la villa le vendredi après-midi et qu’on ne l’y avait plus revu ainsi que l’habitante de la villa qui avait précédé Boisseau de quelques minutes, entre 16 heures et 16 heures 30. Le vendredi matin Alice était allée acheter une boîte de sardines et du pain et on en trouve les restes à côté d’un litre de vin entamé, une boîte de biscuits entamée et une casserole dans laquelle on trouve encore du vin or Alice aimait le vin chaud. Elle avait donc déjeuné chez elle. Le samedi matin, un boucher de la rue de Châteaudun venu livrer une commande, n’ayant pas de réponse, avait laissé le morceau sur un bord de fenêtre. Or des chats se disputaient le morceau de viande lors de l’arrivée des enquêteurs. C’est donc bien le vendredi soir qu’Alice Guihard avait été tuée. On s’apprêtait à faire transporter le cadavre pour l’autopsie lorsqu’un brigadier arriva, annonçant que Boisseau, découvert et arrêté dans un café de la rue Vasselot, avait avoué. Mais il fallait procéder à la reconstitution du crime. Boisseau est amené par l’ambulance qui devait servir au transport du cadavre. Boisseau, qui se dit « gars du milieu », est cigarette aux lèvres, tatoué sur tout le corps, plusieurs condamnations à son passif. Il avoue qu’il a fait le coup car elle voulait le quitter ; le vendredi après-midi, à son arrivée, elle a dit qu’elle avait un rendez-vous avec un amant russe, Boris, alors il a cogné mais elle criait et ne voulait pas se taire alors il l’a frappée à coups de pied puis de couteau. « Il roule une cigarette au moment où passe devant lui le cadavre emmené à la morgue.»
L’autopsie révèle, entre autres, un coup de couteau qui a perforé le poumon droit causant une forte hémorragie. Boisseau dit qu’il n’a pas prémédité de tuer, ce n’est pas un assassinat ; il a peur de l’échafaud. Les policiers, le jour de la découverte, avaient constaté la présence de nombreux mégots et qu’une tourterelle dans sa cage à la cuisine avait des feuilles de salade toutes fraîches, donc placées par Boisseau, qui fume, mange et n'a donc pas oublié d'alimenter l'oiseau, comportement de personne calme et non impressionnée. La tourterelle si bien nourrie est un témoin à charge. Or, dans une lettre l’accusé, avouait être retourné à la villa dans la nuit du dimanche au lundi seulement pour changer de vêtements mais la vue de la victime l’aurait terrifié et il se serait enfui laissant la clé dans la serrure à l’extérieur de la porte de la cuisine.
Le 30 décembre [2] a lieu une reconstitution rue Carnot et il apparaît, que la vitre brisée étant tombée à l’intérieur, c’est par effraction que Boisseau avait pénétré dans la maison. Le 8 mai 1931, s'ouvre le procès. L’avocat général requiert les travaux forcés à perpétuité car l’accusé s’est bien vanté d’avoir « butté la marquise », n’hésitant pas à revenir et à manger près du cadavre. L’avocat Me Didier, s’efforce de convaincre que le crime a été consécutif à un mouvement de colère suscité par une dispute ; c’est un homicide involontaire qui doit susciter la clémence des jurés[3].
La Cour condamne Boisseau à sept ans de prison et le dispense de l’interdiction de séjour, à l’étonnement, voire à la stupeur de l’auditoire. Il y avait de quoi.

