Bombardement du 8 mars 1943

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Pendant la Seconde guerre mondiale, Rennes connaît un premier bombardement dévastateur de l'armée américaine, le 8 mars 1943.

Des forteresses volantes

Le 8 mars 1943 décollent des terrains d'aviation du centre est de l'Angleterre 67 B-17 "forteresses volantes" de la 8e bomber command, effectif important pour l'époque, dont les seize du 305e groupe de bombardement, en tête, composé de quatre "squadrons", commandé par le colonel Curtis Emerson LeMay, surnommé "cul de fer"(iron ass), qui dans un mois, le 4 avril, s'illustrera par un bombardement très précis sur une cible industrielle de la région parisienne et recevra, pour cette opération la "DUC", la distinguished unit citation". Ce colonel avait instauré pour ses bombardiers la pratique du vol en "combat box" : formation de combat à des altitudes "staggered", " échelonnées" verticalement et horizontalement de 300 m en 300 m, pour créer des difficultés au feu de la DCA ennemie au sol" et améliorer les résultats sur cible, [1]

En l'occurence le résultat de cette mission incite à pencher, chez les Rennais, pour une autre traduction de "staggered" au vu de l'altitude des appareils lors du bombardement de Rennes : altitudes vertigineuses.

Comptes-rendus de mission

La mission du 8 mars pour les 91e, 303e, 305e et 306e groupes est le bombardement des installations ferroviaires de Rennes. Elle a été présentée à des équipages comme une opération simultanée de diversion au bombardement du triage de Sotteville-les-Rouen.[2] Les forteresses volantes, arrivant par la partie ouest de la baie de Saint-Brieuc, abordent la ville à 14 h 30 par l'ouest après avoir survolé Mordelles à 6000 mètres d'altitude. Le 303e groupe, pour sa mission 021, a 12 B-17 sur 19, efficaces sur site, le 322e squadron en a cinq à 14 h 31 avec chacun dix bombes de 225 kg et trouve une Flak intense et forte. Les 16 B-17 du 305e groupe subirent de lourdes attaques de la chasse allemande avant d'atteindre le point de départ du vol de bombardement et un appareil de son 422e squadron, touché et harcelé réussit néanmoins à regagner un terrain anglais. Le 323e squadron a trois appareils engagés et revendique un Fockewulf abattu et un autre probablement. Le 324e a quatre appareils engagés [3]. Pour sa part le 401e squadron a détaché trois appareils, chargés comme tous de dix bombes de 225 kg et survolant la cible à altitude de 7300 m; son rapport fait état d'une Flak légère et imprécise et d'un bon bombardement systématique sur le point visé, et d'une Flak de légère à intense mais tout aussi imprécise tant au retour qu'aller. [4] Il en est de même pour le 306th bomb group, qui a eu un appareil abattu sur Trébry, annonce avoir abattu 3 appareils ennemis et fait rapport d'un bon résultat de son bombardement à vue avec une Flak et une opposition faible de la chasse ennemie. Six appareils ont été abattus au cours de cette mission en raison de fortes attaques de 25 chasseurs avant même l'atteinte du point initial pour le bombardement ainsi qu'au retour. Le bombardement a duré vingt minutes, 135 tonnes de bombes ont été déversées. Les conditions étaient bonnes, sans couverture nuageuse ni brume, avec 16 km de visibilité. Les photos prises de 6700 mètres par le 303e groupe, qui trouve la Flak légère et généralement imprécise, montrent des résultats qualifiés de passables à bons avec une bonne concentration près de la zone ciblée et 10 à 12 déflagrations dans la zone de la gare de triage, la plupart noires mais trois d'entre elles étaient hautes et grises.[5] Trois appareils allemands Focke-Wulf des deux groupes de chasse JG 26 ont été abattus.(Les Britanniques en revendiquèrent quatre et trois autres probables.)

Pour les alliés : des résultats très positifs

Les rapports des 7 et 30 avril 1943 ont qualifié les résultats de spectaculaires :" Les bombardiers frappèrent la gare de triage, la coupant aux deux extrémités et bloquant le trafic pendant trois ou quatre jours. Il fallut encore plusieurs jours, voire deux semaines avant une reprise normale du trafic. Entre-temps, les communications ferroviaires avec la péninsule de Brest, et en particulier avec les bases sous-marines, furent sérieusement désorganisées, car Rennes constituait la clé stratégique de tout le réseau ferroviaire de Bretagne."[6] Sur une photo aérienne de l'U.S.A.F., sont cerclés et numérotés les neuf emplacements ferroviaires atteints, des voies longeant le boulevard du Colombier à l'ouest, jusqu'aux trains stationnés sur le triage de la plaine de Baud, à l'est.[7] Au 91e groupe de bombardement, on fait état d'un "résultat très bon. Le 323e squadron qualifie le résultat "excellent" avec une Flak légère. Tant l'interrogation des équipages de combat que les photos des attaques de frappe indiquent qu'une majorité de nos bombes tomba à quelques centaines de yards du point visé. On observa plusieurs gros incendies à la gare de triage et à des bâtiments industriels adjacents * [8] alors que la formation quittait la zone ciblée." [9] Le rapport du 463e squadron note que l'opposition de la Flak a été considérable mais que de bonnes photographies ont été ramenées qui révèlent une excellente concentration de bombardement et le constat est le même pour le 59e squadron qui indique que la cible a été balisée avec succès par des feux rouges et verts, que le bombardement a été bien concentré. [10] A l'époque ce bombardement ainsi que celui de la gare de triage de Hamm, dans la Rhur, le 4 mars, sont présentés à l'opinion américaine comme des exemples prometteurs dans ce mois de mars qui fera date dans l'histoire du bombardement de précision en haute altitude. [11]

Un communiqué annonça [12]:

Des bombardiers américains sur des centres ferroviaires français Deux chasseurs de Toronto ont abattu deux des cinq chasseurs nazis dans le raid sur Rennes. Londres, 8 mars 1943. Des bombardiers lourds américains escortés de chasseurs canadiens et britanniques ont repris l'offensive contre la menace des sous-marins allemands, en plein jour aujourd'hui, en martelant les points clés ferroviaires de Rennes et de Rouen et en abattant une vingtaine de chasseurs ennemis dans les premières opérations aériennes concentrées menées par les unités alliées depuis samedi[...] cinquième raid mené de jour par l'U.S.A.F. en onze jours. Rennes est un important centre de fournitures pour les sous-marins et un noeud ferroviaire des lignes menant aux bases sous-marines de Hitler à Lorient, Saint-Nazaire et Brest ainsi qu'au port de Cherbourg.[...] Un communiqué publié conjointement par l'U.S. Air Force et le ministère de l'air britannique dit que les bombardiers ont attaqué Rennes "avec succès" en dépit d'une forte opposition ennemie.''

Le résumé hebdomadaire du cabinet de guerre britannique retient :

"Les bombardiers lourds U.S ont fait deux attaques à grande échelle, chacune avec environ 60 appareils contre Lorient et Rennes. A Lorient une concentration de bombes a éclaté sur la centrale électrique nord. A Rennes, où le centre ferroviaire était l'objectif, beaucoup de dégâts ont été causés au matériel roulant et aux bâtiments de la gare et la circulation a été effectivement bloquée par des coups aux goulots d'étranglement des deux extrémités du triage principal."[13]

"Rennes

L'interprétation immédiate de photos prises le 8 mars après l'attaque diurne menée par l'U.S.A.F le même jour montre une grande concentration de cratères (au moins 43) sur les voies de triage rue Saint-Hélier. Au moins 50 wagons ont été détruits ou endommagés et 13 sont encore en feu. Un grand hangar à 3 portes de l'unité de réparation de voitures et wagons a été détruit et un grand hangar adjacent a été détruit sur le quart de sa longueur. La gare principale a subi des dommages considérables d'un coup direct.

En outre il ne reste que les murs d'un nouveau hangar au sud de la Caserne du Colombier et deux grands bâtiments industriels au bout des voies ferrées de la rue Saint-Hélier brûlent encore violemment. "[14]

Le "nouveau hangar au sud de la caserne du Colombier" ne correspond à rien et les "deux grands bâtiments industriels au bout des voies ferrées de la rue Saint-Hélier" sont ceux de l'Economique.

Le général américain Haywood S. Hansell, qui prônait le bombardement stratégique diurne, et était alors chef du 1rst Bombardment Wing, en avait dirigé la mission du 8 mars sur Rennes, à bord d'un B 17. Il reçut, pour sa bonne gestion de la mission, la Distinguished Flying Cross. [15]

L'année suivante, le principal secrétaire adjoint du ministre britannique de l'air, dans un rapport dont le titre a le mérite d'annoncer la thèse : "Apologie du bombardement", écrit : " Les systèmes de visée utilisés par les équipages des bombardiers américains sont remarquablement efficaces et le bombardement est fait avec précaution et précision mais il est évident que cela n'exclue pas des dégâts aux constructions inoffensives au voisinage de la cible. En tout cas, il apparaît que les vies des cicils et les biens ont souffert dans les raids diurnes du 5 septembre 1942 sur Rouen, du 4 décembre 1942 sur Naples, du 1er mars 1943 sur Palerme, du 8 mars 1943 sur Rouen et Rennes, et du 26 avril 1943 sur l'aérodrome de Grosseto" [16]

Les lieux touchés

La gare de triage est bien touchée, malgré la chasse allemande des Messerschmitt Bf 109, [17], mais aussi et surtout différents points de la capitale bretonne qui sont perçus, au sol, assez éloignés, tant au nord qu'au sud, des installations ferroviaires.

Sur le Champ de Mars, où se tient une fête foraine, les stands et les manèges se volatilisent, leurs malheureux occupants dont beaucoup d'enfants en vacances pour ce lundi de gras sont ensevelis sous les décombres. Avenue Janvier, des voyageurs débarquant dans la ville, des ouvriers, des promeneurs sont littéralement fauchés, déchiquetés. Partout des scènes d'horreur et de désespoir. L'objectif attribué aux forteresses volantes était la gare de triage. "Les quartiers les plus atteints ont été "Le Foyer rennais", les Sacrés-Coeurs, le Colombier, le Champ de Mars sur lequel étaient établis plusieurs manèges forains, boulevard de la Liberté, la gare St-Hélier, la rue Lucien Decombe, les entrepôts de la Société Economique,(immeubles incendiés), la plaine St-Hélier, l'avenue du cimetière de l'Est, les cités Villebois Mareuil, le cimetière de l'est (21 bombes à l'intérieur), les quartiers de Chateaugiron et Adolphe Leray".[18] Au cimetière de l'est des tombes sont éventrées, des morts déterrés par les bombes.

Rue Monseigneur Duchesne, aux Entrepôts de la Société l’Economique installés là depuis une trentaine d'années, le personnel est à son poste de travail. Au bruit des premières bombes, suivant les consignes données, les employés se rendent aux abris. Quand plusieurs d'entre elles s'abattent sur les bâtiments de la Société, plafonds et cloisons s'effondrent sur les malheureux qui se trouvent prisonniers de locaux aux issues obstruées. L'incendie se déclare et se propage rapidement, l'Economique n'est plus qu'un amas de ruines fumantes dans lesquelles périssent 71 personnes. Les noms de ces martyrs sont gravés sur un monument élevé à leur mémoire au cimetière de l'Est.[19]

Les résultats d'un bombardement de haute altitude

Ce n'est pas cette fois-ci que le 305e groupe de bombardement recevra la "distinguished unit citation" pour bombardement précis. Et pourtant La SNCF fera état de 40 cheminots tués, 92 blessés et de 425 familles de cheminots sinistrés.[20] Mais le spécialiste de la SNCF Machefert-Tassin, sous une rubrique intitulée "un échec stratégique", relèvera à Rennes, pour ce bombardement 10% des impacts sur des sites de la SNCF et met en regard les 300 morts atteints en dehors. [21] Une étude américaine de 2006 sur les bombardements en Europe concédera que " l'attaque sur Rennes a pu être contreproductive. Un bombardement imprécis a causé la mort de 300 civils français. Des attaques plus précises sur d'autres gares de triage, elles aussi situées à côté ou sur des zones peuplées, infligèrent des pertes moindres. Mais l'étude constate que globalement, "aux yeux des Français, les raids sur les gares de triage ont répandu trop de sang français en regard des retards et des ralentissements aussi courts causés au trafic". [22]

Un rapport du maire fait état d'environ 400 bombes lâchées, de 274 civils tués, de 172 civils blessés, de 137 immeubles détruits et de 2568 endommagés.[23] 21 corps ne peuvent être identifiés et, répertoriés avec une description succincte, sont mis dans des cercueils numérotés de 185 à 205, les deux suivants contenant des restes humains. [24]

Les secours aux survivants interviennent au plus tôt : "Je suis à la Faculté lorsque les sirènes mugissent. Je vois presque aussitôt les bombes tomber vers la rue Dupont des Loges et, plus loin, du côté de la gare.[...] Notre personnel et nos véhicules ( du Secours national) s'y rendent immédiatement ( au sud de la gare) mais nous constatons, comme nous le reverrons par la suite, qu'on ne peut guère agir sur le moment car les sinistrés ont fui. Ce n'est que le lendemain que nous pouvons leur distribuer des repas chauds avec nos cuisines roulantes et des vêtements, lorsqu'ils reviennent sur les ruines de leur foyer. En quelques jours nous distribuons 4000 pièces de vêtements, 2450 repas chauds et autant de repas froids. 300 mètres de Vitrex permettent aux sinistrés partiels de se reloger dans une ou deus pièces de leur maison. Nous hébergeons les autres dans le foyer de la rue Victor Rault et à l'Ecole d'Agriculture."[25]

Lors des obsèques, l'autorité religieuse fait chorus avec l'autorité civile : Mgr Roques dit "sa réprobation et son indignation de toutes ces horreurs que la guerre a créées sur notre sol, car les procédés de la guerre, quelle qu'elle soit, d'où qu'elle vienne, ne justifient pas ni n'autorisent le massacre des innocents et des populations civiles."[26]

L'hebdomadaire l'Illustration fera sa couverture des funérailles nationales des victimes : sur le quai Chateaubriand, une longue file de camions avec plateau portant les cercueils se dirige vers le cimetière de l'Est entre des Rennais massés sur les trottoirs, et un ministre du gouvernement de Vichy, Pierre Cathala, a fait le déplacement.[27]

--Stephanus 18 mai 2012 à 09:27 (CEST)

Vidéos

Rennes après le bombardement, actualités filmées diffusées le 19 mars 1943.

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Une visite dans l’histoire contemporaine régionale, à travers les images de la télévision, proposée par l’Ina.


Notes et références

  1. site du 305th bombardment Group (heavy)
  2. témoignage d'un pilote de B 24 Liberator du 67e squadron du 67e groupe de bombardement
  3. rapports quotidiens des 322e, 323e et 324e squadrons
  4. 91st bomb group. Dailies of th 401st squadron. 1943
  5. 303rd B.G.(H) Combat mission n°21 8 march 1943- railroad marshalling yards - Rennes, France
  6. The Army Air Force in World War II- Europe : Torch to Pointblank. August 1942 to december 1943. chap. 10 éditeur W. F. Craven et J. L. Cate
  7. photo dans Rennes sous l'occupation, par François Bertin, éditions Ouest-France- 1979
  8. note : il s'agit des bâtiments de l'Economique !
  9. Dailies of th 91st bomb group
  10. history of the 463th and 467th squadrons
  11. The Army Air forces' official story of th VIII bomber command's first year over Europe - Magazine Life N° 29 novembre 1943, p. 80
  12. London, March 8, 1943, (CP)
  13. A garder sous clé. War Cabinet. Weekly résumé (N° 184) du 4 mars 1943 à 07h00 au 11 mars à 07h00
  14. A garder sous clé. Cabinet de guerre. Résumé hebdomadaire n°184 de la situation navale, militaire et aérienne du 4 mars 1943 à 7h00 au 11 mars à 7h00. Appendice VI, attaques aériennes sur le territoire ennemi en Europe
  15. The Quest, Haywood Hansell and American strategic Bombing in World War II, par Charles Griffith; Air University Press - sept. 1999
  16. Bombing vindicated, chap. 4, par J. M. Spaight, principal assistant secretary, ministry of air, éd. Geoffrey Bles - 1944
  17. Victory from the jaws of Defeat par John L. Frisbee. Air Force Magazine - septembre 1994
  18. procès-verbal de Uriac Auguste, commissaire central de police de la Ville de Rennes, en date du 8 mars 1943. 3e arrondissement n° 518
  19. ''Le pt'it mot d'Alphonse'' dans numéro 21 du journal de quartier paru dans la Revue de quartier, mémoire collective et expression citoyenne - n°1 septembre 2006
  20. lettre du service exploitation, bureau administratif SNCF de Rennes du 30 mai 1943 adressée à une donatrice de Dinard
  21. Une entreprise publique dans la guerre, la SNCF 1939-1945 par Yves Machefert-Tassin- actes du colloque del'AHICF des 21 et 22 juin 2000- 2001
  22. Bombing the European Axis Powers, par Richard G. Davis, Air University Press, Maxwell Air Force base, Alabama. 2006
  23. Rapport du maire de Rennes au directeur des services techniques du ministère de l'information, 10, rue de Solférino, Paris - 18 décembre 1943
  24. archives départementales d'Ille-et-Vilaine (502/w4/19)
  25. Mémoires d'un Français moyen par René Patay - 1974
  26. L'Ouest-Eclair - 12 mars 1943
  27. L'Illustration, n° 5819, du 20 mars 1943

lien interne

Bibliographie

  • Luc Capdevila, « Des années sombres aux quartiers d'avenir (1939-1960) » dans Gauthier Aubert, Alain Croix et Michel Denis, Histoire de Rennes, Rennes, PUR, Apogée, 2006.
  • Luc Capdevila et Danièle Voldman, Nos Morts. Les sociétés occidentales face aux tués de la guerre, Paris, Payot, 2002.
  • Fabien Lostec, Manifester sous l'Occupation dans les Côtes du Nord, Maîtrise d'Histoire, Rennes 2, Marc Bergère (dir), 2004.
  • René Patay, Mémoires d'un Français moyen - 1974.

Témoignages

« J'AI SEPT ANS ET SUR RENNES TOMBENT LES BOMBES

Tout à côté de notre rue, sur le toit du palais Saint-Georges, il y a une sirène d’alerte. On entend, surtout de nuit, le son qui prend son élan puis monte et descend pendant une ou deux minutes, et on descend à la cave. Un midi de février 1943, en rentrant de l’école, je descends la rue Gambetta avec ma petite sœur, la sirène retentit. Je prend sa main et nous courons ; les gens pédalent plus vite ou courent aussi, telles ces deux « souris grises » qui retiennent à grand peine d’une main leur petit calot sur leur chevelure à rouleaux et de l’autre leur sac à courroie sur l’épaule. Les parents nous attendent pour descendre à la cave. Fausse alerte… C’était pour Nantes ou Saint-Nazaire…

Quelques jours plus tard, un lundi mais ce sont les vacances des Gras, dehors il fait froid mais le ciel est tout bleu. Vers 2 heures 30 de l’après-midi, je joue près du poêle mirus qui ronflote. Je m’applique à superposer mes cubes en bois pour bâtir une haute construction à plusieurs étages, et je me réserve le plaisir de la bombarder par cubes lâchés de ma main en survol avec bruit d’avion de ma bouche. Mais la sirène retentit et j’abandonne mes cubes. (Souvenir alors que les sirènes n’auraient pas fonctionné ce jour-là). Contrairement à l’habitude, très vite on perçoit un grondement sourd s’amplifiant. Cette fois, c’est sur Rennes et pas pour Nantes ou Saint-Nazaire…

Maman dit « Vite, au placard ! ». Alternative à la cave que nous n’avons pas le temps de gagner. Il s’agit d’un placard d’angle, situé en coin de l’immeuble, endroit ayant, dit-on, des chances de rester debout en cas de chute d’une bombe. Nous nous y blottissons. Le fracas du ciel tombe très proche à coups répétés. J’ai la peur au ventre, la tête rentrée dans les épaules. Maman dit tout le temps « Mon Dieu… mon Dieu… ». Nous ressentons chaque fracas, passifs et angoissés, attendant la suite. Enfin signal de fin d’alerte.

Nous sortons et repoussons les volets intérieurs que nous avions rabattus. En face, le grand drapeau à croix gammée pend toujours tranquille le long de sa hampe mais du ciel maintenant sale tombent lentement des bouts de papiers et des petites plumes blanches ! Mon père vient de rentrer en courant pour s’assurer que l’immeuble n’est pas touché. On apprendra que ces plumes avaient probablement été soufflées de matelas éventrés qui étaient dans des baraques de forains sur le Champ de Mars. Le lendemain, on dit que beaucoup d’employés de l’Economique sont morts « caramélisés » dans du sucre entreposé. »

Etienne Maignen • 26 janvier 2011licence

Au bout du pied, l'horreur

"Le 8 mars 1943, après le bombardement, je suis allé avec mon père vers la gare. Place de Bretagne, devant les magasins Jacquart, j'ai rammassé un éclat de bombe encore chaud. Au Champ de Mars, nous avons vu le désastre. Je me suis approché, dans les débris, d'un amas noir. Avec mon pied, je l'ai soulevé et la forme humaine - car cet amas en était une, s'est ouverte et l'estomac est sorti et a lâché ce ce qui avait été mangé au déjeuner: des nouilles. Ce souvenir d'horreur d'un bombardement m'a marqué définitivement, moi qui ai fait par la suite la guerre dans le 1er Régiment de marche du Tchad."

Joseph-Jean Naviner, 16 ans en 1943, entretien avec Etienne Maignen le 14 juin 2012



Devant le salon de coiffure, place de la gare

"Vers 14 h30, j'étais place de la gare, sur le trottoir devant le salon de coiffure. Le ciel était tout bleu. J'ai vu, venant du sud, du côté de la rue de l'Alma, cinq forteresses allant vers la gare. Je mes suis allongé au sol et j'ai ressenti un choc énorme. Quand je me suis relevé, toutes les glaces étaient brisées et j'avais la tête en sang mais par des coupures superficielles. J'ai vu une femme morte, quelqu'un avec une jambe coupée et cinq soldats allemands morts. Il y avait aussi des corps de voyageurs fauchés qui, arrivés par le train de Paris, venaient malheureusement de sortir de la gare sur la place. En fait j'ai perdu ensuite la mémoire pendant un mois, hébergé chez une cousine.

Julien Loton, 21 ans en 1943, entretien avec Etienne Maignen le 21 juin 2012